1/3 – Expériences de pensées

 

« Je voudrais faire un livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte tout simplement abouchée à la réalité. » 

Cet extrait de l’Ombilic des Limbes, de Antonin Artaud, s’applique parfaitement au questionnement humaniste que je souhaitais explorer avec vous aujourd’hui : Que pensez-vous d’une vie passée sans la peur ni le risque de subir de graves maladies ? Ce questionnement pose celui de notre identité en tant qu’humanité : que souhaitons-nous pour demain en tant qu’humain ?

Sur ce nouveau rapport au temps, il ne nous est plus demandé de ne réfléchir qu’à “l’humain du moment présent” uniquement, mais d’étendre la réflexion à “l’humain de demain”. N’importe qui reconnaîtra que toutes nos recherches, en médecine, visent à permettre aux humains de faire des cancers, du sida, de la maladie d’Alzheimer et d’autres pathologies de simples mauvais souvenirs. C’est l’objectif notoire et altruiste de n’importe quel institut impliqué dans la recherche biomédicale. Si l’on prolonge maintenant ce raisonnement, n’importe qui reconnaîtra que l’objectif est de réussir ces recherches. Qui souhaiterait qu’une équipe sur le point de découvrir un traitement contre une grande maladie échoue ?

Très bien. Pourtant, la réflexion s’arrête trop souvent à ce stade. Étant moi-même dans un institut de recherche, je suis toujours très surpris que personne ne s’interroge sur “que se passerait-il ensuite si nous réussissions à guérir toutes les maladies?”. Car, oui, si nous souhaitons la réussite des projets de chaque équipe de recherche, il arrivera potentiellement un moment où l’intégralité des maladies seront soignées. À quoi ressemblera alors notre humanité ? Si votre curiosité est sensible à cette expérience de pensée, alors accrochez bien votre ceinture, puisque réfléchir à cela c’est assumer un questionnement transhumaniste.

Mais il ne s’agit pas d’une réflexion s’inscrivant dans une quelconque idéologie ou culte technocratique. Technologie et Humain sont indissociables, et croire en l’un revient à croire en l’autre. Loin de toute vision techno-prophétique, où la technologie sauverait l’humanité, la première n’est en réalité ni bonne ni mauvaise en théorie, et se veut tout sauf neutre en application.

Non, il s’agit ici d’explorer le transhumanisme en tant que philosophie morale. Pour reprendre l’expérience de pensée de Gaëtan Selle (The Flares) : imaginez que vous puissiez vivre dorénavant avec la santé de vos 20 ou de vos 30 ans sans que celle-ci ne puisse se dégrader. Existerait-il alors un nombre d’années à partir duquel la vie deviendrait moins souhaitable que la mort ? En d’autres termes, si le vieillissement et les maladies qui lui sont liées n’existaient plus, souhaiteriez-vous vivre uniquement 82 ans, espérance de vie actuelle en France ?

J’ai souvent trouvé dommage d’entendre des personnes qui, à partir de 30, 40, 50 ans, se considèrent trop vieilles pour commencer à jouer d’un instrument, faire la fête, apprendre les mathématiques, une nouvelle langue, ou encore partir en voyage à l’autre bout du monde. De manière générale, pourquoi faudrait-il simplement accepter que, lorsque l’on arrive à l’apogée de notre carrière, il faille commencer à perdre à petit feu ses capacités physiques et mentales ?

Quelque part, comment est-il possible que nous acceptions simplement de se dégrader ? Se perdre, alors que notre vie commençait à être bien construite, bien remplie. Quelles sont les sources de ce syndrome de Stockholm envers le vieillissement ? Comment cette lente décomposition de notre corps, de notre esprit, peut nous hypnotiser au point que nous lui trouvions un sens, du respect, et que nous placions la vieillesse comme étant l’épilogue naturel, l’apothéose, de notre passage sur Terre ?

En résumé, même si cela est “naturel” et que chaque humain ayant vécu avant nous l’a subi, pourquoi devrait-on forcément nous laisser biologiquement vieillir ?

2/3 – Nouvelles potentialités

 

Avec ce nouveau rapport au temps, on peut aisément faire une distinction entre “être humain dans le moment présent” et “être humain dans la continuité”. Depuis toujours, nos vies sont faites de ruptures : bonne santé – maladie – bonne santé – blessure – bonne santé – arthroses – perte de la vision, etc…

Mais dorénavant, par la compréhension croissante des mécanismes cellulaires et moléculaires du corps humain, nous pouvons entrevoir de mettre davantage de continuité, moins de ruptures, dans notre expérience de vie (aussi bien physique que mentale, vis-à-vis notamment des neurodégénérescences). Cette quête de continuité peut ainsi se résumer à cette autre question : comment pouvons-nous continuer à vivre pleinement sans avoir peur, demain, de perdre notre intégrité physique ou mentale ?

Nous souhaitons tous vivre vieux, pour jouir -selon chacun- d’une grande famille, de grands projets, d’une grande carrière. Mais qui souhaite être vieux ? Vous avez sûrement relevé que sont opposées ici deux définitions de l’adjectif “vieux”. La première se veut uniquement chronologique (acquérir de l’expérience, de la sagesse), tandis que la seconde est purement biologique (fragilité osseuse, perte de la vision, de la mémoire […]). En d’autres termes, c’est opposer “vieillir” dans le sens “avoir le temps de faire” et “vieillir” dans le sens “ne plus avoir la capacité de faire”. 

Face à une telle incompatibilité, est-il possible de dé-synchroniser les deux ? Mieux, demandons-nous s’il est souhaitable de le faire ? Est-il souhaitable d’avoir le temps de faire de grandes choses ET de continuer à avoir la capacité de les faire ? C’est là une des raisons d’être de la recherche de la longévité, celle d’avoir la tête bien remplie dans un corps en excellente santé. Mais c’est ici, aux portes du véritable questionnement transhumaniste, que mon argumentation doit se taire : c’est désormais à vous de réfléchir à votre propre réponse. Qu’est-il souhaitable pour l’humain de demain ?

Toute personne qui rétorquerait que “si c’est pour vivre 20 ans de plus sur un lit d’hôpital, non merci”, ne ferait qu’enfoncer une porte ouverte. Vraisemblablement, personne ne le souhaite, et surtout pas ceux qui prônent l’allongement de la vie. Il serait assez dommage de confondre “espérance de vie” avec” espérance de vie en bonne santé”. D’ailleurs, les anglais disposent d’un terme parfait, que malheureusement nous n’avons pas : healthspan (health pour santé, span pour période). Entre-nous, je vous inviterais bien à faire fi de la bienséance académique française pour utiliser cet enrichissant anglicisme.

Il est probable que tout ce questionnement se résume à celui de la souffrance dite “non souhaitée”. Ou dit autrement, comment minimiser celle-ci, le plus robustement possible, par nos actions et nos politiques communes, principe fondamental de l’altruisme efficace. En réfléchissant de cette manière, je suis ainsi persuadé que la recherche sur les maladies liées au vieillissement devient une de nos priorités. Qu’est-ce qui fait le plus souffrir, entre continuer à pouvoir développer une tumeur ou continuer à posséder un Iphone 10 alors que l’Iphone 11 est sorti ?

Si la réponse semble évidente, des sommes astronomiques sont pourtant engagées, aussi bien pour développer nos nouveaux smartphones que pour réaliser leur publicité, bien plus que pour la recherche sur le vieillissement. 

3/3 Synthèse

Intellectualiser donc, donner du sens, ne plus simplement subir pour la simple raison que c’est une universalité. Êtes-vous de ceux qui rétorquent que c’est la mort qui donne du sens à la vie ? Je n’ai personnellement jamais réussi à me projeter dans cette manière de voir les choses. Cette phrase ne sonne-t-elle pas comme une peur d’oser prendre en main sa vie, et d’accepter d’en être le capitaine ? 

Dans une autre expérience de pensée, le théoricien David Wood nous propose de concevoir la longévité tout comme nous pourrions imaginer un enfant, débordant de vitalité, qui préférerait continuer à jouer dehors alors que le Soleil se couche et que ses parents l’appellent pour rentrer. Que vous soyez défenseur ou non de l’allongement de la longévité, n’est-ce pas ici un argument assez puissant pour reconnaître que nous n’avons pas besoin de nous rattacher à la probabilité de mourir un jour pour simplement éprouver l’envie de vivre et d’en profiter ? 

Une séance de psychanalyse de ces nouveaux courants humanistes diagnostiquerait probablement une quête infantile de la performance, où chacun chercherait uniquement à être plus intelligent ou vivre plus longtemps.

Pour peu que cela soit vrai, en quoi cela diffère-t-il d’institutions déjà en place, comme notre système scolaire, où l’objectif principal et assumé -même si ce n’est pas le seul- est de rendre les élèves plus intelligents ? Dans le même raisonnement : en quoi imaginer un monde où l’on ne meurt plus de maladies liées au vieillissement diffère-t-il du combat contre la mort que représente l’acte de sauver un prématuré, ou de celui consistant à sauver une personne avec une opération à cœur ouvert ? Si l’objectif de notre médecine est d’échapper à ce qui devrait “naturellement” arriver, cela ne fait-il pas de la médecine la plus transhumaniste de nos créations ?

Ce qui est naturel, c’est que vos proches et vous puissiez développer un cancer, une démence neurodégénérative ou être atteint d’une maladie génétique sporadique. Ce qui est naturel n’est pas forcément souhaitable. La fragilité du vivant fait aussi bien sa beauté et sa riche complexité qu’elle ne fait peser la probabilité d’accidents et d’injustices sur notre santé. 

La recherche sur le vieillissement est une praxie qui pourrait à terme nous redonner la maîtrise de nos libertés, celles de bouger, de se déplacer, de penser, de se souvenir. La reconquête de notre pouvoir d’exploration et d’expérimentation.

Cela m’arrange bien, puisque je suis de ceux qui pensent que je n’aurai pas assez de 82 belles années pour expérimenter toutes les activités, développer tous les projets et explorer tous les horizons que nous offre une vie humaine.

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